Mille quatre cent quatre-vingt-dix-sept ans que j'ai cessé d'être humaine. Trahie, abandonnée, battue, exploitée, voilà ce que fut ma vie, durant trente-trois ans. Une vie qui pourtant partait si bien. Une éducation plus que correcte pour l'époque, de la joie, des rires, des opportunités, j'avais tout pour avoir une vie digne. Mon village envahi par un chef local. Jetée en pâture par mes propres géniteurs sous son joug pour sauver leur peau. Les autres jeunes filles et moi, nous fûmes le tribut payé pour la survie de ces lâches. J'ai cru haïr éternellement le genre humain, à compter de ce jour. Plus je me rebellais, plus j'étais traînée plus bas que terre. Frappée. Humiliée. Ils pensaient me briser, et ils n'étaient pas loin de la vérité. Mais même dans les recoins les plus sombres de l'Enfer, l'Espoir subsiste. Et dans ce trou à rats, cette lumière, c'était la solidarité qui nous liaient, nous, objets de sacrifice. Nous nous soutenions, nous nous aimions, parfois plus que de raison. C'est ce qu'il m'était arrivé, dépasser les limites de la raison.


Une affaire secrète et cachée, révélée à la lumière du démon en chef par inadvertance. Une fuite générale organisée, échouée. Et une horreur sans nom en guise de représailles. Je fus le maillon faible, comble pour l'instigatrice de l'insurrection. Attrapée, on nous avait forcées, moi en particulier, à observer. Observer une exécution lente et inhumaine : celle de ma bien-aimée. Chaque os de son corps, brisé. Une agonie insupportable. Des coups pour ajouter encore plus de souffrance. Puis ce fut mon tour. Bafouée, écorchée, torturée, jusqu'à ce que la douleur fasse cesser mon cerveau de fonctionner. Ma rancœur, ma haine et ma douleur m'ont alors transformée en cette chose squelettique appelée Gashadokuro un corps aussi titanesque, et cette nouvelle sensation, ce pouvoir qui naissait en moi allaient être l'instrument de ma vengeance. Je repris mon identité originelle, formalisée auprès du Makai, ma nouvelle maison, avant de passer mes journées à effectuer représailles sur représailles, à commencer par ce démoniaque chef local qui nous avait tant faites souffrir, moi et celles qui étaient devenues mes sœurs, mais aussi mon amour perdu. Ce fut également le premier humain que j'avais dévoré. Le goût de la chair, le sang ruisselant dans ma gorge, tout cela était une sensation nouvelle, et particulièrement plaisante. Plus, il m'en fallait toujours plus. Envahir, terroriser, exterminer, dévorer, rentrer. Tel était mon quotidien vengeur, des siècles durant.


Ma vie au Makai fut compliquée les premiers siècles. Complètement aveuglée par mes penchants meurtriers et mon régime à base de viande humaine, je n'ai eu absolument aucun réel contact avec eux. Cette obsession malsaine m'avait presque fait oublier que tout n'était pas noir, dans le cœur des hommes. C'est en revoyant au fur et à mesure des petites tranches de vie lors de mes pérégrinations en quête de nourriture que cet état de fait se rappela à ma mémoire. Cela prit énormément de temps, cinq ou six siècles de plus. Entre temps, j'avais décidé d'essayer de m'intégrer au Makai convenablement. Je ne pouvais décemment pas ne faire que des allers-retours chez les humains, surtout depuis que mon expérience m'avait freinée. Ce n'était plus vraiment l'envie de décimer l'humanité qui me faisait revenir, mais la sensation de faim. Cette faim si tentante, qui me rappelait sans cesse le goût de leur chair et de leur sang et contre laquelle il était difficile de lutter … Mon insertion sociale fut difficile et prit un temps considérable. Après tout, qui osait approcher un Gashadokuro ? Même mes semblables semblaient nous éviter, et je ne pouvais que les comprendre. Néanmoins, une personne est venue me voir de son plein gré.


Une betobeto-san, particulièrement curieuse. Ma première amie, et la seule d'ailleurs. Elle était miséreuse et entièrement exploitée, mais sa bonté avait quelque chose d'apaisant. Lorsqu'elle était dans les parages, c'est-à-dire à la seconde où je revenais du monde des humains jusqu'au moment où j'y retournais, mes pulsions de Gashadokuro se calmaient. Nos conversations étaient profondes et enrichissantes, si bien que je passais de moins en moins de temps à me nourrir. La faim se faisait sentir, pernicieuse et sournoise, mais je réussissais à la contenir. C'est grâce à cette amie que ma vision changea petit à petit sur les humains, en plus de mes observations. Tout n'était pas noir, tout n'était pas blanc. L'espèce humaine ne méritait pas nécessairement l'extinction, c'était indéniable. Alors, je m'étais décidée à devenir un esprit vengeur. Frapper les coupables, dévorer les âmes sombres, terroriser les déviants. Car après tout, même les monstres n'étaient pas des saints, très loin de là. Même entre nous, le conflit était perpétuel, tout comme la bonne entente. Finalement, nous étions toujours humains, quelque part … Humains dans des enveloppes bien différentes, et avec une notion du temps propre à chaque espèce. Mon millénaire et demi était comparable à l'éternité par rapport à l'espérance de vie de mon amie, qui partit la première une fois ses trois siècles atteints, me laissant seule.


Le temps fut long, très long, jusqu'à l'apparition d'une nouvelle personne que je pouvais considérer comme étant un ami. Cette fois, c'était un furaribi qui s'était lié d'amitié avec moi. Nous étions tout aussi proches que j'ai pu l'être avec la betobeto-san. Grâce à lui, j'ai pu évoluer. M'adoucir peut-être un peu, élargir l'horizon de ma vision des choses. Dommage que nous nous soyons rencontrés sur mes deux derniers siècles de vie. Il était particulièrement proche de sa famille. Aussi, ce qu'il se passa avec l'apparition d'une brèche fut particulièrement tragique pour lui, qui n'était allé que très peu de fois chez les humains. Alors que j'avais conservé mes souvenirs, lui semblait les avoir perdus. Ce que j'ai fait à ce moment-là naturellement, jamais je n'aurais pu le faire sans l'aide de mes deux compagnons si je ne les avais jamais rencontrés : je devins responsable de lui, cherchant un moyen de retourner au Makai pour le rendre à sa famille. Seulement voilà, cette faim si puissante, persiflant ses mots séducteurs dans ma tête était une véritable torture, seconde après seconde. Tant d'humains, cette odeur si puissante qui me faisait saliver et me donnait l'impression de perdre l'esprit … Si je n'avais encore tué personne, c'est grâce à mon ami, dont la présence indéfectible malgré l'oubli des moments que nous avions partagés était appréciée. Mais tout à une fin, pas vrai ?


La Dusty-M. Cette drogue issue de nos cadavres profanés, nouvelle tendance du monde humain. Une déception immense, un dégoût sans nom. Mes vieilles tendances reprenaient petit à petit le dessus. L'humanité n'avait donc rien appris, en pratiquement mille cinq cents ans … mais les monstres non plus. Le conflit était là, silencieux, à chaque coin de rue. L'équilibre était précaire, j'en avais conscience. Pour la première fois de ma vie, je ne me sentais pas la prédatrice. Mais s'il fallait se défendre, j'allais le faire. Ce fut d'ailleurs mon devoir, un soir. Un soir que je n'oublierai jamais, écho d'un passé si lointain, et laissant pourtant mes chairs à vif. On nous a attaqué parce que mon ami s'était présenté aux mauvaises personnes comme étant un monstre. Des déchêts, des moins que rien qui voulaient leur fix de Dusty-M. Je n'ai pas su le défendre.


J'ai failli à ma tâche.


Et ils sont morts pour ça. Je les ai dévorés, il n'existe plus une trace de leur existence en ce monde, si ce n'est dans les souvenirs de gens dont je n'ai que faire.


Mon esprit vengeur revenant au goût du jour, ma rancune refaisant doucement surface, je me suis présentée pour intégration chez le Snatch. Je voulais traquer les responsables de cette situation, qu'ils soient humains comme monstres, et leur faire payer. Pas seulement pour mes amis perdus, mais pour tous ces monstres arrachés à leur vie, envoyés ici pour se faire massacrer par un tas de junkies sans considération. Et si je dois protéger des humains, ce ne sera que selon ma propre estimation de leur valeur.


Ma justice ne comprend que deux sentences. Vivre, ou mourir dévoré ou terrorisé.


Et je compte bien l'appliquer, maintenant que je suis inspectrice.


La pénombre dévorera les rebuts dans l'indifférence la plus totale du monde.