Je connus rarement de si grande frustration qu'au moment précis où je me rendis compte que mon frère ne me prenait pas au sérieux. Je lui pardonnai son hoquet d'alcoolique, je n'étais guère dans un meilleur état que lui, à cause de cette huitième ou neuvième bière qui pesait sur mon système digestif. Mais cette désinvolture mal dissimulée par son attitude agressive était destinée à me priver de toute légitimité à me mêler de sa sécurité. Je grognais légèrement, énervé - peut-être croyait-il que je voulais me mêler directement de ses affaires de harcèlement, sans se douter un seul instant que j'avais déjà emprunté une voie détournée pour l'aider en secret.
Le plus dérangeant dans sa question rhétorique, c'était qu'elle me privait d'issue. Je ne pouvais pas avouer que c'était bien le cas sans paraître trop invasif - et tous ces aveux en chaîne qui auraient dû se succéder me donnaient déjà mal à la tête. Je ne pouvais pas non plus lui mentir une confiance que j'étais loin de ressentir.
« C'est pas ça. » fut la réponse de qualité que je lui servis pour me servir de ce bourbier.
Cependant, je n'étais pas tout à fait tranquille, je n'avais toujours pas ce que je voulais, à savoir qu'il acceptait implicitement mon aide, même s'il ne savait pas exactement de quoi il en retournait. Car c'était de ça dont il était véritablement question dans ce dîner : lui arracher une approbation aveugle, comme un serment de loyauté, à ceci près que j'étais celui qui agirait pour le protéger. Peut-être que c'était justement ce qui faisait de moi le seigneur, en fin de compte. De son cœur ou de son âme, je n'avais que faire de la domination, mais écraser ses réticences, voilà qui m'intéressait davantage.

Je me levai tanguant vers le navire nourricier, où je récupérai un couteau imprégné d'une odeur de poisson. La lame n'était pas très coupante, elle avait eu le temps de s'émousser, et pourtant je la frottais vigoureusement contre ma paume, qui blanchit sous ce contact forcé sans pour autant éclater.
« On va faire ça avec du sang. » répétais-je les dents serrés sans abandonner mon éreintante friction.

La raison pour laquelle ma peau me résistait m'échappait complètement : cela avait l'air si facile, dans les films, pourtant. D'un trait bien net tracé sur la paume, les personnages creusaient un sillon duquel, en serrant bien le poing, jaillissait un filet de sang que l'on collait ensuite à la blessure de l'autre, et dans cette union étaient prononcés les serments les plus sincères. De quoi chopper facilement le sida aussi, mais je faisais confiance à mon frère pour bien se protéger.
Mais cette scène idéale peuplant mon imaginaire de spectateur m'était refusée à cause de ma maladresse - preuve en est, le couteau m'échappa bientôt et tomba entre mes cuisses sans me blesser. Je contemplai le résultat d'un air penaud, indéniablement perplexe et contrarié.
C'est en relevant la tête que je constatai que mon frère semblait mal à l'aise : sa culture télévisuelle était probablement à refaire, car il avait l'air d'être prêt à y passer. Son scepticisme et sa peur me laissèrent de marbre ; après tout, c'était lui qui n'avait rien compris. Sa réaction me confirmait qu'il était bien aussi fragile que je le pensais : rien d'étonnant à ce que ce fût lui et non moi qui fût harcelé !
« Bon. » Je reposai le couteau à sa place sur la table, moins parce que mon frère me l'avait demandé que parce que j'avais fait chou blanc et me sentais inutile. « Tu dois bien avoir une autre méthode pour prêter un serment solennel, alors ? »

D'ordinaire, j'aimais bien le son du rire (trop rare) de mon frère aux oreilles, angélique comme le chant d'un oiseau accompagnant le lever du soleil. Mais je me sentais curieusement blessé par son éclat d'alcoolique qui ne visait pourtant pas à me rabaisser, mais qui avait le même effet. J'observais sa défiance involontaire, brumeuse, rivaliser d'inventivité pour trouver une alternative adaptée ; une part de lui ne désirait pas me vexer, même si toute son attitude m'irritait légèrement les nerfs.
Je ne demandais pas grand-chose, juste sa reconnaissance pour ce soir. Je me rendais seulement compte de l'énormité de ce que je lui demandais. Je dépassais les limites que nous nous étions fixées, dans lesquelles nous avions jusque là réussi à nous épanouir sans nous sentir étouffés par toutes les restrictions imposées. Ça me peinait de voir que la distance que nous nous imposions par sécurité opérait entre nous une séparation radicale de nos sentiments, condamnés à ne jamais se répondre. Cette barrière ne laissait filtrer que des échos de notre amour respectif, de quoi se convaincre que nous tenions bien l'un à l'autre, mais ne nous lâchait jamais assez pour nous permettre de nous comprendre.
« Un contrat écrit, tu dis. » répondis-je en y réfléchissant.
Mon frère devait être un bureaucrate ou un administratif, l'un de ces hommes policés croyant en la suprématie de la preuve écrite, parce qu'elle était toute puissante dans leur milieu. Après tout, cette naïveté collait bien à Nao-nii. Quant à moi, j'avais conscience de la valeur toute relative d'un bout de papier qui pouvait se déchirer, ou être réduit en cendres avec facilité. Donc, je ne lui accordais aucune fiabilité.
« Tout le monde fait des contrats écrits, aujourd'hui, et à quoi ça les mène ? À rien, ils ont autant de problèmes que s'ils s'étaient limités à des paroles en l'air. Fais un effort, Nao-nii, ou bien je recommence. »
Mon esprit tanguait déjà moins dans mon corps - je n'étais plus bien sérieux. Encore quelques minutes, à supposer que je ne laisse plus la moindre goutte d'alcool m'approcher, et je pourrais sans doute reprendre mes esprits, et trouver la solution à ce problème qui me paraissait pour le moment trop obscur.

Nao-nii avait raison, sur le fond, les contrats avec le sang ne devaient jamais se pratiquer avec des couteaux sales - même si je n'avais jamais vu quiconque, dans une série, faire au moins l'effort de nettoyer ledit couteau avant de réaliser leur incision. La fiction ne se portait jamais au niveau de la réalité, elle laissait toujours derrière elle les détails les moins reluisants, ceux qui justement nous auraient été le plus utiles, à nous qui désirions reproduire chez nous cet ersatz de vie.
Si nous avions réussi à nous mettre d'accord sur ce point, la nécessité d'un contrat faisait encore débat entre nous. J'attribuais la prudence de mon frère à l'ignorance dans laquelle je le plongeais volontairement - et pour cette raison, le pardonnait. Il n'empêche. J'aurais voulu qu'il sût au moins à quel point j'étais déterminé à le protéger. La famille, c'était ce qui comptait le plus à mes yeux.
« Non. » fut pourtant ma réponse, aussi tranchante que la lame d'une guillotine.
Tant d'autres mots se cachaient pourtant dans ce petit non anodin, autant d'explications que j'aurais dû prendre la peine de développer, afin de lui montrer à quel point mes sentiments étaient véritablement nuancés. Mais je n'en avais plus le courage, d'autant plus que j'étais persuadé qu'il allait tout oublier le lendemain.
« Nous sommes bourrés. » ajoutai-je malgré tout comme une évidence.
Qui, en effet, aurait eu confiance en la parole d'un homme ivre ?

Nous tombions d'accord sur le peu de valeur qu'il fallait accorder à nos paroles enivrées, mais cela ne résolvait pas pour autant mon problème d'engagement solennel. Mon corps plus que ma tête le désirait : il lui était à peu près aussi vital que l'oxygène que j'inhalais ou que l'eau qui l'hydratait, sans lui, tout le système se déréglait. C'était l'un de ces besoins mentaux devenus physiques, capables de me tordre l'estomac aussi sûrement qu'un poison mal digéré, me terrassant sans raison de l'intérieur.
Je comprenais que Nao-nii prît mal le rejet de ses propositions, comme si je plaçais le seuil de confiance excessivement haut en vue de nos liens familiaux. Si j'étais ainsi avec mon propre sang, je ne devais pas beaucoup me fier à d'autres non plus, mais ça ne rendait pas la pilule plus facile à avaler. Je l'avais sans doute quelque peu vexé avec mon attitude, mais j'étais si obsédé par l'idée de ce contrat que j'étais prêt à écraser ses sentiments passagers pour obtenir l'assurance durable que nous étions l'un là pour l'autre. Le temporaire m'importait peu au regard de la permanence.
Je haussai les épaules, peu impressionné par sa pseudo-menace. Mais je n'avais pas pour autant perdu, car il affirmait vouloir me protéger. C'était beau, ça. J'en avais les larmes aux yeux. Je ne comprenais pas pourquoi. Je n'avais pourtant pas bu tant de bière que ça - une dizaine, pas plus. C'était trop peu.
« Moi aussi, je... » commençai-je avant de m'interrompre, consterné.
Avant même d'avoir fini ma promesse, me voilà déjà obligé de la rompre, car mon frère s'était brusquement rejeté en arrière, si violemment que sa tête avait heurté quelque chose. Il se retrouva k.o par terre, le souffle coupé, avant même que je me relève, épouvanté.
« Nao-nii ! » criai-je de façon pathétique en me précipitant vers lui.
Il me fallait pour cela faire attention aux canettes qui s'étaient accumulées sur le côté, dont le nombre vertigineux me faisait douter du chiffre que j'avais avancé tout à l'heure. Nao-nii ne disait rien, mais je ne vis pas de sang sous sa tête, c'était bon signe. J'hésitais à le palper pour vérifier la présence d'une bosse, mais je n'étais plus certain de ce que je faisais, et je jugeai plus prudent de m'en abstenir. Je me contentais de répéter son nom avec insistance, jusqu'à ce qu'il se mette à réagir.

Je ne sais pas combien de temps je me suis égosillé, une minute, peut-être moins, trop longtemps à mon goût. Ne pas savoir ce qu'avait mon frère me rendait nerveux. Je sentais l'impatience gagner mes jambes et les soulever un peu, attirées par ce corps allongé dont j'ignorais l'état réel. Je n'étais pas loin de perdre mon sang-froid lorsque mon frère, ce fumier, daigna enfin réagir, avec un détachement qui me donna envie de le frapper, pour remarquer qu'il risquait d'avoir une bosse. Pas de Je vais bien, Ban, ou n'importe quelle connerie de circonstance pour apaiser mon inquiétude - ma présence s'était effacée à ses yeux aussi efficacement que si le coup avait noirci ses rétines.
Je devais me retenir pour ne pas laisser éclater mes reproches, mais cette attitude de bonne-femme aurait été sans doute paru ridicule de la part d'un frère cadet, et je saisis son conseil de m'allonger pour décuver pour laver l'humiliation par un silence convenu. Je me rendis cependant rapidement compte que se coucher à même le sol était loin d'être une bonne idée : le kotatsu ne réchauffait que quelques centimètres de sol, et sans sa réconfortante chaleur, je ne tardai pas à me sentir glacé. Comme je n'avais plus toute ma tête, j'en étais réduit à trouver cette sensation quelque peu agréable, malgré tout.
Nao-nii et moi partagions la même vue de ce plafond délabré, mais j'étais persuadé que nous ne voyons pas la même chose. Peut-être regrettait-il ses choix de vie. Ou bien se maudissait-il pour être aussi ridicule - je l'espérais en secret. Ou alors il s'en foutait.
Moi, la profondeur du ciel barré par ce plafond me donnait des envies de rire, et je ne me gênai pour laisser toute mon hilarité s'échapper sans retenue.
« Tu vois, c'est ce que je disais, t'es pas capable de te protéger, tu te fais mal rien qu'en restant assis. »
Si je n'étais pas en train de me les geler, je crois que je me serais endormi.

Je n'étais pas le seul à être gagné par le sommeil : près de moi, mon frère reconnaissait lui aussi que la fatigue le gagnait. La position allongée, aussi inconfortable fût-elle, nous rappelait que nos corps réclamaient à grands cris nos lits.
Je n'étais pas certain d'être capable de trouver le sommeil tout de suite : mon estomac tanguait comme une mer agitée, mon cœur tambourinait sa protestation contre mes côtes, et une barre de fer s'enfonçait de plus en plus dans mon arcade sourcilière. Le monde avait perdu sa fixité, j'étais plus conscient que jamais de la lente révolution de la Terre autour du soleil - tournait-elle toujours aussi vite ? Je gémis pitoyablement, puis je me relevai avec effort.
« Je... je vais débarrasser. » articulai-je d'une voix pâteuse.
Mais à peine essayai-je de me mettre debout que je me sentis vaciller. Manipuler de la vaisselle dans ces conditions était probablement dangereux. Alors je fis la chose la plus logique que je pouvais faire.
Je me traînai à genoux jusqu'à la table, rassemblait du mieux que je peux nos couverts sur le plateau avec lequel Nao-nii avait rapporté la nourriture, puis me glissai à nouveau jusqu'à l'entrée du salon, où un nouvel obstacle se dressait sur ma route.
« Euh... Nao-nii, tu peux m'ouvrir la porte, s'il te plaît ? »