J'éprouvais toujours un frisson d'excitation lorsque j'ouvrais la première fois la porte sur un nouveau client, porté par les attentes que je nourrissais inconsciemment sur eux. Le son du voix déformée par le téléphone, un nom à la neutralité presque humaine, et parfois une apparence singulière, entraperçue entre deux flyers distribués, étaient suffisants pour me dresser un portrait maladroit et incomplet de ceux que j'allais expertiser.
De la jeune femme qui avait pris rendez-vous, je ne savais pas grand-chose, si ce n'est bien sûr qu'elle était monstre, et cela me suffisait. Elle avait la voix assurée de celles qui vivaient à la dure, mais je me doutais bien que cette apparence cachait des failles que j'allais devoir dénicher. La voir en chair et os, presque fragile dans son apparence humaine - elle qui par sa nature même nous transcendait - confirma l'impression première qui me soufflait qu'elle serait une patiente agréable à soigner. Ses traumatismes avaient glissé sur les traits de son visage, sans porter atteinte à leur délicate beauté.
Ma main se tendit vers la sienne pour la serrer. Le caractère directif de Diana Aelius cachait peut-être son anxiété. Pour le confirmer, j'allais devoir faire preuve de toute la douceur dont je disposais, afin de la mettre en confiance.
« Aoki Banri, répondis-je, enchanté. Mais je préfère que vous m'appeliez Banri, c'est moins formel. En retour, je vous appellerai Diana, si cela vous va ? »
Je comptais beaucoup sur cette familiarité que je tentais d'établir avec eux, les monstres, pour leur montrer que je n'étais pas dangereux et que je souhaitais sincèrement devenir leur ami. Jusque là, ça avait plutôt bien marché.
Je m'effaçai pour la laisser entrer dans mon bureau. Deux fauteuils se faisaient face dans le coin gauche de la pièce, aussi confortables l'un que l'autre. Je les lui désignai de la tête, tandis que mes mains se posaient à distance respectueuse de la patiente.
« Choisissez celui que vous préférez, ça n'a pas d'importance. Du moment qu'il vous plaît. »

souvenirs enfouis

C'est une main d'homme qu'elle serre et pourtant, elle a un peu plus de poigne, sûrement car elle n'est pas humaine. Elle fait attention à ne pas le briser, elle a toujours cette impression, que les humains sont fragiles, ils s'éteignent avant même de comprendre ce que c'est que de vivre. Ils sont si éphémères que les fréquenter lui rappelle instinctivement celui qu'elle a aimé et qui est parti il y a bien longtemps de cela. Mais sur son visage, c'est la neutralité qu'elle emploie et elle ne laisse pas couler les doutes cachés. Son regard doux éprouve une certaine pitié pour lui qui est dans ce statut et ne pourra jamais en sortir. Diana l'écoute, ferme ses paupières encore une fois et soupire.

Diana ∞ « Bien, cela me convient... Même si j'ai appris la politesse depuis que je suis ici. »

Certains pensent encore que les monstres sont des abominations, d'autres les croient dépourvu d'humanité et de sentiments. Peut-être est-ce vrai, dans ce cas elle a arrêté de ressentir les choses après qu'on les lui ait arrachées. Elle ne le connaît pas et même s'il a l'air sympathique, il n'est pas impossible qu'il puisse monter sa petite agence pour kidnapper facilement les monstres les plus crédules. Ce n'est pas rare que des compères disparaissent du jour au lendemain sans laisser trace. Tout comme il n'est pas rare que des humains subissent le même sort. C'est un monde dangereux dans lequel ils sont et même au repos, sans armes elle n'en reste pas moins inspectrice de snatch. Elle réfléchit comme un soldat et analyse tout même ce pauvre garçon qui n'a rien demandé. Diana le suit, détaille la pièce du regard pour savoir si elle y est en sécurité et une remarque franchit ses lèvres dans un petit murmure.

Diana ∞ « C'est petit... »

Ce n'est pas péjoratif. C'est simplement qu'elle ne se sent pas à l'aise dans les endroits aussi étroits. Elle préfère l'espace. Et ici, à son goût il n'y en a pas assez. Naturellement, elle choisit le siège qui n'est pas contre les murs, celui qui lui permet d'être le plus à l'aise. Elles'y assoit, croise ses jambes et se tient bien droite dans une posture digne. Jusqu'ici elle maîtrise la situation. Le reste sera plus compliqué. Et s'il ne sait rien, il ne peut pas l'aider. Elle soupire, embêtée d'elle-même ne pas connaître les détails.

Diana ∞ « Mes souvenirs de makai sont très nets. J'ai la chance de les avoir conservés. Mais, ceux d'avant ma vie de démon sont flous et peu nombreux. Le seul vrai souvenir c'est... que je vivais dans une pièce... semblable à un carré, petite. »

Elle relève son regard pourpre vers lui. Elle le juge, complètement. Pour voir s'il trouvera des pistes pour l'aider. Ou alors, les souvenirs de cette vie ne devraient pas sortir.

| LAW.

Spoiler:

Du coin de l'œil, je l'observais se mouvoir comme une louve appréhendant un environnement étranger, prudente dans ses gestes retenus, comme si elle redoutait un danger que j'aurais pu cacher dans mes placards bien rangés. Le verdict tomba comme un couperet, la pièce était trop petite, mais elle ne chercha pas à s'en aller, ce qui était probablement un bon signe. Une fois installée sur le fauteuil qui la laissait le plus à l'aise, je pris place à mon tour face à elle, en soignant mon langage corporel pour la mettre en confiance. Il s'agissait moins de ne pas trahir une fermeture en croisant les bras sur le torse, ou un manque de confiance en serrant trop les jambes, car je me sentais plutôt à l'aise, mais d'ouvrir les mains pour me rendre plus accessible.
Je n'eus pas vraiment le temps de lui poser des questions, de me plier aux politesses d'usage ou de m'informer sur la santé : d'emblée, Diana en vint au cœur du problème, évoquant des souvenirs plus anciens que sa précédente vie, ce qui rendait mon travail plus difficile, car ce n'était pas tout à fait le sujet que je m'étais promis d'étudier. Je n'allais pas refuser pour si peu : toute découverte que je pourrais faire serait utile, pour elle comme pour moi.
Impossible de ne pas faire le lien entre le sentiment d'enfermement que provoquait probablement en elle la petitesse de mon cabinet et la sensation qui ne l'avait pas quittée d'une vie à l'autre.
« Un traumatisme ancien, donc. » conclus-je, mi affirmé, mi interrogatif.
On ne nous enseignait pas vraiment à gérer les problèmes des vies antérieures, à l'université - une lacune qui se comblerait probablement dans les prochaines années, j'en étais sûr.
Puisque c'était sur ce terrain que Diana voulait se lancer, je décidai de l'accompagner.
« Décrivez-moi la pièce. Ce que vous en voyez, ce que vous ressentez à son propos. Et si vous savez pourquoi vous étiez dans cette pièce, si vous étiez libre ou enfermée. »

Je m'attendais à une description plus amusante, mais au fur et à mesure que Diana me représentait cette pièce où elle avait vécu, je comprenais que sa prison était plus douce que les étouffants murs de pierre que je m'étais imaginés. Le cadre était plus sobre, mais tout aussi oppressant. Car une chambre, c'était un lieu de l'intimité, un lieu où on était censé être protégé, et non enfermé sans possibilité de prendre contact avec l'extérieur.
Mais au fur et à mesure qu'elle parlait, Diana doutait de plus en plus d'avoir été retenue contre son gré : elle prenait conscience elle-même que l'envie de sortir l'avait déjà quittée, ce qui semblait la perturber. La satisfaction de ses besoins ne comprenait plus la sociabilité, à croire que cet homme, probablement son époux, s'était imposé à elle au point de la couper du monde extérieur. Hypothèse probable, mais que je ne pouvais affirmer comme vraie, car les éléments étaient encore trop peu nombreux, et je préférais que Diana s'en rendît compte elle-même.
Je tus donc mes premières impressions, essayant de ne pas me laisser influencé par elle, et je commençai par la féliciter.
« C'est un très bon début ! Vous avez une très bonne mémoire, pour vous souvenir de tant de détails. C'est vraiment un souvenir très précis ! Et vous avez déjà commencé à l'analyser. On va creuser ça un peu ensemble, si vous voulez ? »
Je me redressai et croisai les mains pour me concentrer.
« C'est un souvenir anodin en apparence. Presque heureux, dans un certain sens, puisque vous ne semblez pas éprouver de désirs violents. Pourtant, il vous tourmente à sa façon. Soit parce qu'il cache quelque chose de plus cruel que votre mémoire a tant bien que mal tenté d'étouffer. Soit parce que c'est votre façon de vivre cette situation qui vous déplaît. Dans tous les cas, vous ne saurez peut-être jamais ce qui s'est réellement passé. Vous pouvez chercher des explications tant que vous voudrez, vous en resterez toujours à des suppositions. Et nous ne sommes pas là pour enquêter. »
Cette dernière phrase, prononcée presque avec enjouée, étira le sourire de façon significative que je gardais constamment quand je travaillais. J'aurais bien voulu en savoir plus sur cette histoire, mais ça irait plus vite si je réglais le problème d'entrée de jeu.
« La question qu'il faut que vous vous posiez, ce n'est pas de savoir pourquoi les choses se sont déroulées ainsi, mais qu'est-ce que ce souvenir représente pour vous. Quels sont les sentiments, en dehors de cet enfermement, que vous ressentez quand vous y pensez, s'il peut affecter votre humeur, ce genre de choses... »

Je pensais que nous étions bien partis, que nous entamions le premier pas sur le chemin de la thérapie, mais je remarquai bien vite que Diana ne répondait pas aussi positivement qu'elle aurait dû. Elle ne se parvenait pas vraiment à cacher sa perplexité, et son langage corporel semble contredire l'effort qu'elle mettait à répondre à mon questionnement. Que Diana ne m'offrît pas une réponse directe ne me dérangeait pas, car très rapidement, je devinai ce qui la tracassait vraiment. La façon dont elle me regarda, comme pour me défier de la considérer comme une personne faible, m'amusa un peu, car je n'y avais pas pensé un seul instant - c'était elle, visiblement, qui avait un problème avec ça.

« Je vois, répondis-je en choisissant prudemment mes mots. Vous n'aimez pas beaucoup la personne que vous semblez avoir été, d'après ce que ce souvenir très net vous en dit. »

Il ne fallait pas être psy pour le deviner, ça crevait les yeux qu'elle s'en voulait de s'être montrée si docile dans une vie antérieure. Elle avait beau essayer d'enrober ses sentiments dans de jolis sentiments, son regard la trahissait aussi sûrement que si elle m'avait servi la plus crue vérité.
Raison de plus pour ne pas la froisser trop rapidement.

« Vous devriez avoir conscience de deux choses. La première, c'est que vous n'êtes plus la personne que vous étiez dans ce souvenir. Vous avez eu deux vies entre-temps, vous avez eu largement le temps de changer. Qui vous avez été à l'époque n'a pas vraiment d'importance. Ce qui compte, c'est ce que vous êtes maintenant. Ensuite... »

Par pur effet dramatique, je pris le temps d'une petite pause, une seconde à peine, de quoi la tenir en haleine - mais je savais qu'elle allait apprécier.

« Un souvenir, c'est trop maigre pour définir toute une personnalité, aussi précis soit-il. Il y aura toujours des éléments qui resteront dans l'ombre. Cette obéissance était peut-être l'une des facettes de votre personnalité. Une facette qui n'est sans doute pas permanente. À ce moment, vous vous êtes montrée docile. Vous ne savez pas ce qui s'est passé avant ni après, et compte tenu de la nature du souvenir, vous ne le saurez probablement jamais. »