« Bonjour, Tanaka-kun ! »

Je fais un geste bref de la main, court mais avenant, accompagné d'un sourire faussement sincère. Derrière moi, les dégénérées qui me font office d'amies se tassent et rougissent, trop timides pour engager la discussion. Ou peut-être étaient-elles trop honteuses de leur propre stupidité pour reconnaître qu'elles étaient à l'origine de cette rencontre ?

Après tout, je n'avais pas raté mes examens du deuxième trimestre, moi. J'étais bien classée, moi. Je n'avais pas besoin de supplier des élèves d'un autre lycée pour qu'ils m'aident à travailler mes leçons, moi. Et j'avais encore moins envie d'en profiter pour jouer les mijaurées pour essayer de forcer des couples mal assortis, qui se briseraient en moins d'un mois.

Mais avais-je le choix ?

La réponse à cette question a toujours été, et restera toujours la même. Prenant le bras d'une de mes amies pour l'avancer vers ce cher Tanaka, j'initie une conversation banale à voix basse, tout en avançant vers l'entrée de la bibliothèque – pas besoin d'en faire des tonnes, le visage écarlate de l'autre imbécile suffisait largement pour dévoiler ses sentiments naissants.

« Merci de nous avoir attendu, j'avais oublié que je devais m'occuper des poubelles après les cours, teehee ! »

Le petit brun à lunettes joue le jeu, visiblement désireux de défaire mon amie de sa fausse pudeur. J'ignore les regards qui caressent nos cuisses. J'aurais préféré avoir le temps de me changer avant d'apparaître dans un lieu public – qu'importe, les paparazzis auront quelque chose à dépiauter, et les porcs, un morceau de peau à contempler.

« Un de tes amis va nous rejoindre, c'est ça ? Oh, Hara-kun va venir aussi ? Génial ! »

Je vois déjà venir les situations débiles.

« C'est vraiment super qu'il puisse réviser avec nous après sa réunion de club, il paraît qu'il est très bon élève ! »

Laissez-moi gerber.

Je mime un gloussement niais, puis je place mon index devant mes lèvres – un geste simple, efficace, qui impose le silence même aux enfants les plus effrontés. Enfin, seul le bruit des pages qui se tournent et des crayons qui grattent le papier nous entourent. Parfois, un murmure se perd. Peut-être parce qu'ils m'énervent, peut-être parce qu'ils me dégoûtent, je pense entendre les sourires niais et crus secrets de mes camarades hormonaux.

Je les ignore.

L'horloge tourne, et un nouvel abruti nous rejoint. Au moins, il n'est pas trop bruyant.

Je l'ignore.

J'essaie de me concentrer sur mes exercices de maths, mais je bloque sur un problème. Alors que j'épluche toutes mes notes à la recherche d'un indice, un coup de coude me heurte les côtes.

« Ai-chan, regarde ! Hara-kun est arrivé ! Tu vas pouvoir lui demander de l'aide ! »

Chuchote plus fort, on t'entendra peut-être au royaume des morts.

Sous les sourires goguenards et les pensées déplacées de mes camarades, je lève la tête vers le fameux Sen Hara. Impossible d'y échapper. J'attends poliment qu'il s'assied, malgré les coudes de mes amies qui semblent se perdre dans ma cage thoracique. Commençant à ressentir une douleur osseuse certaine, je m'éclaircis la gorge, puis je me penche vers lui.

« Bonjour, Hara-kun... Désolée, je sais que tu viens d'arriver, mais est-ce que tu peux m'aider ? Je coince sur ce problème... Je suis vraiment désolée ! »

Je fais un petit geste de la tête pour désigner les regards intéressés qui nous fixent comme si on était dans un drama. Pour être honnête, j'aimerais surtout finir mes devoirs pour fuir ce bordel le plus vite possible. Je serais déjà partie si j'avais pu.

Mais ai-je le choix ?

Sous les regards curieux et pesants, il répond à ma question avec docilité. Bien, au moins, il ne sera pas venu pour rien. J'écoute attentivement ses explications, presque tentée de me cacher les yeux pour mieux ignorer les sourires insistants de nos camarades. Plus vite je comprendrai, plus vite ce cauchemar sera fini.

Sa main effleure la mienne. Que fais-tu, pauvre fou ?

Je fusille du regard mon amie pour essayer de la faire taire, mais c'est inutile : son intellect nous a déjà quitté pour le deuxième cercle de l'Enfer, noyé dans la luxure prémâchée des pucelles qui s'ennuient. Il s'excuse pour faire bonne figure, mais c'est inutile : je vais en entendre parler pendant des jours.

Je me retiens de lever les yeux au ciel, et je hoche la tête, l'encourageant silencieusement à reprendre ses explications. Bien heureusement, nos spectateurs finissent par détourner leur attention : c'est qu'ils risqueraient d'apprendre quelque chose, et ce serait trop leur en demander. Mon tuteur improvisé semble soulagé également, ce qu'il me fait remarquer avec maladresse. Malheureusement, je ne peux pas me permettre cette liberté, ni d'apparaître comme irritée – aussi je me retrouve obligée de prendre leur défense.

« Oh, je pense qu'ils s'ennuient juste un peu, tu sais ? Il ne faut pas leur en vouloir, Hara-kun. »

Je lui fais un petit clin d’œil, et un sourire tellement bienveillant que je me dégoûte moi-même.

« Merci beaucoup de m'avoir aidée, je devrais pouvoir affronter mon exercice maintenant ! »

Je récupère mon crayon avec agilité, veillant bien à ce que mon geste semble clairement désintéressé. J'aimerais pouvoir simplement ignorer sa présence et retourner à ce que je faisais tranquillement, mais les conventions sociales des gens de mon âge sont malheureusement plus compliquées que ça. Si je commence à l'ignorer maintenant, je passerai pour une vulgaire profiteuse ; parallèlement, si je lui parle trop, je risque d'alimenter les rumeurs qui nous suivent comme la peste, alors qu'elles sont déjà presque incontrôlables...

Faisant mine de réfléchir au problème que j'ai sous les yeux, je réfléchis en vérité à celui qui est assis en face de moi. Si seulement je pouvais le faire disparaître.

Une idée me vient en tête, mais il faudra que je la joue finement pour éviter les parasites. Je griffonne dans la marge d'une feuille libre un petit message, que je compte glisser discrètement à Sen, après avoir attendu une dizaine de minutes pour ne pas trop attirer l'attention.

« Dites les tourtereaux, vous pouvez m'aider en anglais ? Je n'arrive pas à traduire ce poème... »

Putain.

A tous les coups, c'est un-

« En plus c'est un poème d'amour, c'est parfait pour vous, non ? »

Je détourne le regard, mimant la gêne pour travestir mon dégoût, dans l'espoir vain que mon amie comprenne ma réticence à affronter cette situation. Trop tard, voilà qu'elle se colle contre Sen en souriant jusqu'aux oreilles, clignant des yeux comme une demeurée persuadée d'avoir une quelconque subtilité.

Je me penche sur le poème avec reluctance.

« Je peux t'aider un peu Kotoko-chan, mais je ne comprends pas tout tu sais... »

Malheureusement, ma compréhension de l'anglais s'arrête aux hashtags les plus en vogue et aux citations les plus populaires. Aurais-je l'occasion de passer mon mot à Sen sans faire l'objet d'un regard indiscret ? Mon esprit s'embrume de doutes, et je le cache discrètement dans la couverture de mon cahier, faisant mine de ranger mes notes pour dégager mon espace de travail.

« Là, je crois qu'il dit que l'amour est dans le vent ? »